On ne l’appelait pas

Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai. 

Jour 6

On ne l’appelait pas. On passait de l’autre côté du trottoir, on lui faisait un bonjour d’un signe de la tête, de la main ou de la voix et on continuait nos bavardages. Cartables sur le dos, on rentrait à trois ou quatre de l’école primaire parce qu’il n’y avait que 800 mètres à faire, qu’elle allait chercher les plus petits à la maternelle, qu’on l’attendrait sous le porche tranquillement qu’elle revienne avec la marmaille pour nous offrir un goûter le temps que tous les adultes de nos maisons viennent nous chercher. Ce temps chez Tatate, comme on la nommait, est longtemps resté précieux.

On ne l’appelait pas. Il était toujours assis là, sur le pas de sa porte comme ça pouvait se faire encore autrefois. Ce n’était pas vraiment sa porte, je l’ai appris beaucoup plus tard quand Blanche m’a raconté son histoire. Blanche le logeait ici seulement l’hiver quand il ne pouvait plus partir sur les routes. Il y avait une pièce au fond de son jardin, oh pas un vieux cabanon non, une vraie pièce joliment repeinte en vert pâle, avec un bon lit, des tonnes d’édredons, un petit réchaud et du café. Un toit.

On ne l’appelait pas. On avait l’habitude de savoir que le printemps revenait quand il disparaissait. La douce saison passait et l’été nous faisait oublier le chemin de l’école. Quand septembre arrivait, et ce jusqu’en fin de primaire, nous reprenions le chemin entre l’école et le goûter. C’était souvent un premier jour de pluie d’octobre qu’on le revoyait. Je crois qu’il connaissait les heures de classe par cœur et celle de la sortie. Il répondait toujours du même geste de la main et des mêmes mots, jamais inchangés, ” Bonsoir les gamins !” Il ne connaissait pas nos prénoms lui non plus.

J’étais étudiante depuis quelques années je crois quand j’ai appris qu’il ne venait plus chez Blanche l’hiver. Tatate, à qui je continuais de rendre visite, a pris le temps de me raconter un peu son histoire. On ne lui avait jamais demandé auparavant, il faisait juste partie de notre chemin d’écolier. Indifférents à ce qu’il pouvait être, préoccupés par nos jeux d’enfants, nous étions passés des années devant lui en l’appelant entre nous Cloclo. Peut-être bien à cause de “clochard”, sans moquerie – je ne me souviens pas qu’on se soit, un seul jour, moqué de lui-, sans amitié non plus, Cloclo était simplement là, sur notre chemin, de l’autre côté du trottoir, au long des jours de pluie ou de froid.

Il s’appelait Paul.

Une pensée aujourd’hui pour toutes les Blanche qui le temps d’un hiver, parfois davantage, offre du temps, du chaud, un toit.

 

Les prénoms des matins

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Jour 5

J’aime les matins. J’aime le tôt des matins quand le jour n’a pas réveillé la nuit qui sommeille encore et l’impression que ce monde endormi peut être paisible.
Je crois qu’on peut aimer pareillement le très tard des soirs lorsque le presque silence d’un monde qui s’endort commence à s’installer.

J’aime le tôt du matin, son café, quelques pages de ma Bible. Le silence du monde tout autour et doucement, les premiers bruits des réveils.
Celui du journal glissé dans la boîte aux lettres par Philippe qui fait sa tournée, fidèle, chaque jour.
La voiture de Linda qu’elle fait toujours ronronner un peu avant sa longue journée de travail.
La voix de Jessica qui calme les pleurs de sa petite dans la poussette qui la mène à pied chez sa nourrice.
La moto de Laurent, la camionnette de Matthias. C’est drôle comme je deviens experte des démarrages.
Parfois, Marina m’envoie un SMS qui me raconte un joli moment comme je les aime avant de rentrer de sa nuit de garde à l’Ehpad.
Juste après, il y aura ma vie qui se réveille. Mais avant, il y a ces bruits familiers et quelques autres que je peux, sans rien dire, glisser dans  ma petite prière.

Ils sont debout celles et ceux qui font le monde avant même que je n’ai posé un pied au-dehors.

J’aime le tôt des matins quand le jour n’a pas encore réveillé la nuit qui sommeille et les premiers bruits d’un monde qui me redisent combien, malgré absolument tout, je l’aime.

Bon chemin, matins et soirs, pour cette deuxième semaine de Carême.  🙂

 

 

 

Modèles

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Jour 4

On m’a dit qu’il y avait eu Nicolas et Pimprenelle mais je n’en ai aucun souvenir. Non, je crois que tout  a commencé avec Julie et François sur une petite île faite pour les enfants et seulement eux, puis, assez vite, c’est Claude et son Club des cinq qui ont pris le relais pendant quelques années. Ensuite, Alice, un peu, mais elle n’a jamais vraiment rivalisé avec les quatre cousins et Dagobert.
Et après ?
J’ai passé la dizaine d’années et mes héros et héroïnes ont quitté le petit écran ou les pages des romans pour porter les prénoms de vraies vies que je trouvais extraordinaires. Il y a eu Teresa, Emmanuelle et Pierre, oui surtout Pierre. Une mère, une sœur, un abbé, me voilà bien partie. 😉 Oh mais pas seulement. J’ai dévoré les aventures d’un commandant Cousteau dont je ne sais pas le prénom d’ailleurs, d’un Christian qui voyageait appareil photo en main dans les coins les plus reculés des savanes ou encore d’un Paul-Emile parti seul aux confins des grands froids. Coincée dans ma chambrette, allongée sur mon lit en chaussettes et pyjama, les mains enfouies dans mes joues, je me rêvais la plus grande des aventurières.
Puis, il y a eu ces temps où le monde a touché ma vie, c’est peut-être là, juste à ce moment-là, que l’enfance se termine. Indira, Lech ou Vaclav ont jalonné mes heures étudiantes et la vie a continué, ponctuée de prénoms qui font nos convictions, nos avis, nos idées.

Je crois bien que nos vies sont tissées de ces liens-là : modèles imparfaits parfois ou, au contraire, beaucoup trop lisses je ne sais pas, personnages imaginaires ou non, il est des prénoms qui nous donnent simplement envie d’être là, d’avancer, de chercher. Je n’ai pas oublié Jésus, Joseph, Tobie. Ils sont là, eux aussi.

Depuis ce début de Carême, juste commencé, je tire de ma mémoire et de mes jours présents les petits fils d’argent qui la rendent plus belle. Je me suis vite rendue compte dans cette entreprise nouvelle d’écriture qu’il me serait difficile de poser là quelques prénoms importants de ma vie.
Pudeur.
Pourtant, je sais que d’une façon ou d’une autre, je ferai le tour du joli de ces liens-là.

Puisse ce premier dimanche de Carême écrire dans nos petites prières les prénoms de ceux que nous aimons – ceux que nous n’aimons pas assez, oui, peut-être aussi.  😉
Bon dimanche mes amis, à lundi                                 .

 

 

 

Ces prénoms de rue

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Jour 3

Il y a cette habitude que même la voiture connaît par cœur : le petit rond point, la rue qui commence et ce virage serré, quelques mètres encore et la maison. Tiens, le bureau de Béa est encore allumé, elle doit corriger des copies elle aussi. Chez Greg, les volets sont déjà fermés. Je ne sais pas s’ils sont là ou partis en week-end à la mer. Olivier rentre ses poubelles. Il n’oubliera pas le grand signe de la main  quand je baisserai ma vitre pour un bonsoir.
-Bonne soirée Coco, tout va bien ?

Il y a des habitudes, des mots bienveillants, pas vraiment l’intimité de l’amitié non, une présence. Oui, c’est ça, une présence. Leur présence.
Quand on a l’habitude d’une maison, d’une rue, d’un quartier depuis presque 25 ans, il y a quelques prénoms en plus de la maison, de la rue, du quartier, comme gardés au fond de ma poche. Toujours là.
Celui du voisin qui me dépannera un dimanche après-midi de trois œufs parce qu’il fait gris, qu’on va faire des crêpes pour se réchauffer mais je n’ai pas pensé à racheter des œufs, quelle idiote. Mais lui, il  en a toujours. En plus des œufs, j’aurais droit au café avant de repartir à l’ouvrage de ma cuisine.
Celui de la voisine que je croiserai en revenant à pied de la bibliothèque, elle s’arrêtera d’arracher l’herbe de ses parterres et nous reparlerons travail, élèves et quelques lectures mais nous les quitterons vite pour des nouvelles de nos grands enfants qui… Dis, c’était hier qu’ils jouaient ensemble sous les grands arbres de ton jardin non ?
Ceux des voisins retraités, ceux qui ont racheté il y a quelques années la petite maison du bout de la rue parce que la leur sans enfants était devenue trop grande. Ils ont changé de quartier. Il sont bien ici. Elle vient frapper à ma porte pour des nouvelles et avant même d’entrer “Non, non, je ne veux pas te déranger, tu as du travail mais passe, toi, si tu veux, viens prendre un café.” Le rendez-vous est pris pour une parenthèse à s’écouter. Et c’est bon

Je me souviens, il y a quelques années, que notre ancien curé nous avait invités, nous, gens de la paroisse, à créer des fraternités de quartier. Pour se rencontrer, créer du lien, des liens et, surtout, mine de rien, pour parler de Dieu. Mon Dieu. J’avais rejeté l’idée en disant que les voisins de ma rue étaient déjà mes frères et sœurs depuis une bonne vingtaine d’années mais que Dieu, non, je ne me voyais pas leur en parler. Parce que je ne l’avais jamais fait. Ils sont à mille lieues tu sais et ils sont bien là où ils sont, avais-je répondu pour clore la discussion avec une amie paroissienne. Depuis, je n’ai fait que songer à ça. Je ne parle jamais de Dieu avec eux, c’est vrai. Ils me connaissent, pas besoin de leur faire un dessin. Mais dans chacun de nos services, dans nos partages, dans les nouvelles que nous prenons des naissances, des maladies, des décès, dans nos joies et nos peines, est-ce que j’ai besoin de ramener ma fraise sur Lui ? Non, évidemment non. Il est là, infiniment là, en très grand dans tous ces petits riens.

Oh… attendez ! N’allez pas croire pas que c’est un quartier, une rue, une petite ville différente de la vôtre. Ça n’a rien d’un joli p’tit village d’Épinal à l’allure guimauve d’une île aux enfants. Rien d’idyllique, absolument pas. Il y a aussi parfois des mots qu’on préférerait ne pas entendre.
C’est du simple quotidien mais, dans ma rue, il fait souvent du bien. Il se passe parfois des semaines sans que je n’aperçoive un de leurs visages, sans leur parler, menant ma vie loin d’eux mais je sais qu’ils sont là, proches.

Il y a ça aussi. Les soirs d’hiver, quand nous sommes tous, volets fermés, au coin de nos feux, de nos tables, de nos bureaux, je pense à chacun d’eux, juste autour. L’espace d’un fugitif instant, se savoir entourée d’un monde qui n’est ni indifférent, ni menaçant, a quelque chose de réconfortant.
Je crois que ça rend le monde un peu plus doux de penser que des petites bulles de fraternité existent un peu partout. Parce qu’elles existent, en vrai.

Puisse ce temps de Carême les rendre encore plus vivantes, ici et là.

 

Et plus de 5000 prénoms

Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai. 

Jour 2

J’ai fait quelques calculs pas très savants mais qui cependant doivent s’approcher de la vérité.

À quelques années (encore) de ma retraite, je dois pouvoir dire que j’ai inscrit au moins 5200 prénoms d’élèves sur mes cahiers de rentrée, fameux “agendas de bord”, ceux où l’on va ensuite égrainer leurs notes et leurs différents résultats.
5200, ça pourrait plonger dans l’oubli le plus grand nombre. Bien évidemment, nos mémoires -la mienne, surtout en vieillissant, – peuvent estomper quelques contours. Pourtant, je peux l’affirmer, si je ne me souviens pas de tous, je sais que j’ai écrit le prénom de chacun dans quelques années de ma vie. Et ce n’est pas rien.
Oui ce n’est pas rien.
Ils comptent.
Chacun d’eux a compté.

Il serait faux aussi de dire que tous m’ont laissé de bons souvenirs. Il y a eu quelques heures plus difficiles, certaines parfois douloureuses mais la plupart, s’il faut déjà faire des comptes, ont été joyeuses, riches, et souvent vraiment drôles ! Beaucoup d’entre eux ont réellement tissé de petits fils d’argent au fil de nos heures. Ce sont elles aussi qui ont rendu – et rendent encore- ma vie de prof plus que jolie.
Mais ce n’est pas l’heure d’un hommage à ces quelques têtes blondes, rousses ou brunes, non. Si je parle d’eux, c’est que je suis intimement convaincue que derrière chaque prénom d’élève, il y a un enfant, un jeune qui peut, même s’il ne le veut pas toujours, grandir. Devant eux, c’est vrai que souvent il faut s’en convaincre !
J’en suis convaincue.

5200 prénoms. Avec des modes qui me font encore sourire, avec quelques originaux que je n’ai pas oublié, et tous avec la même vocation: donner à chacun sa particularité.
5200 prénoms et je pense à l’aujourd’hui, à mes listes actuelles, souriant de savoir qu’entre de simples prénoms copiés à la fin de l’été et aujourd’hui, il y a derrière chaque lettre, un visage, des sourires, des moues. Une vie.
5200. Un peu plus, un peu moins, ils ne sont pas que des prénoms sur une liste d’appel.

 

Puisque ce Carême commence, je porte en ma prière tous ceux qui passent leur vie à les appeler, les reprendre, les encourager, les aimer. Je porte dans ma prière tous mes amis enseignants et celles et ceux qui travaillent auprès d’enfants et de jeunes.

Puissions-nous trouver assez de confiance, de soutien, d’enthousiasme aussi à faire grandir ceux qui traversent nos vies.

 

 

Les silences de Natalie

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Premier jour.

– Oui, oui sans “h”, une fantaisie de mes parents…
C’est ainsi que j’ai découvert sa voix, au fond de la classe, avant même de me retourner pour la regarder. Le professeur de latin faisait l’appel, commentant l’étymologie du prénom de chacun avec un regard souriant derrière ses lunettes d’érudit qui laissait présager des années d’étude non moins souriantes.
Natalie fut mon premier repère, presque mon ancrage, au milieu d’une faculté  des années 80 débordantes d’étudiants, d’amphis pleins à craquer, dans une ville beaucoup trop grande pour celle que j’étais, débarquée, trop jeune, de sa petite province. Natalie, citadine depuis toujours, résidait dans le centre-ville, avec sa famille et très vite, je fus celle qui les retrouvait régulièrement autour de la table du dîner familial. Havre de paix mais aussi de discussions libres et animées.
Très vite, elle a fait un voyage à Rome. Très vite, elle m’a parlé de prières. Très vite, elle m’a confié que sa vie, ce serait avec Dieu.

C’était il y a plus de 40 ans. Et depuis presque 35 ans, je n’ai pas revu Natalie. Elle est pourtant bien là, présente chaque jour, avec toutes ses lettres, dans un tiroir de mon bureau. Natalie est rentrée au monastère, un peu loin d’ici, au tout début de notre licence, un sourire sur le visage comme jamais, je vous l’assure, je n’en ai vu. Je peux lui écrire autant que je veux. Je sais qu’elle répondra deux fois par an. Elle est dans toutes mes prières, je suis dans les siennes. Et je pense particulièrement à elle en lisant l’évangile aujourd’hui, celle que j’entendrai à nouveau ce soir, dans mon église.

"Mais toi quand tu pries, retire-toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret; ton Père qui voit dans le secret te le rendra."

J’ai longtemps, très longtemps, cru que Dieu m’attendait dans mes services, seulement là, au-dehors, dans les rues, dans mes “faire”. Écrire à Natalie, prier pour elle, entendre ses prières m’ont, avec le temps, appris que ce temps, celui de la prière, n’est pas vain. Que ses silences sont remplis, pleinement, et qu’elle remplit les miens. Elle reste mon repère, mon ancrage, en Lui.

 

Puisse, mes amis, ce premier jour de Carême vous faire goûter encore au silence empli de Lui, celui où, si on écoute bien, on finit par L’entendre.

Puissions-nous, en confiance, nous réjouir de toutes celles et ceux qui – sans jamais de soupçons ni d’équivoque ni aucune honte – au milieu des nombreuses et réelles tempêtes de notre Église, ont su et savent encore nous montrer le chemin de l’amour de Dieu.

Un peu de sa douceur, toujours gardée.

Des prénoms

Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai.

Après avoir écrit mon avant Carême hier, je me rends compte que j’ai oublié un petit essentiel. Il sera fait de prénoms, oui, de prénoms. De noms peut-être aussi. De surnoms pourquoi pas.
Mais oui, ce Carême sera fait de nos prénoms.
Simplement parce que les petits fils d’argent, liens ténus entre nous, ne viennent pas de nulle part. Ils sont tissés de notre humanité, par notre humanité. Simplement parce que je ne viendrai pas vous écrire un Carême de petites joies anonymes mais bien quelques-unes, réelles, de ma vie, souvent de nos vies, en vrai.

Je crois que c’est souvent mes premiers mots lors de l’annonce d’une naissance.    -Et ils l’ont appelé comment ce bébé ?
Je me souviens bien – il y a un tout petit peu plus de trois mois – avoir répété en boucle le prénom de ma première petite-fille, à m’en étourdir presque, à le faire devenir déjà familier, je l’ai même posé dans un cahier, à l’encre bleu clair, comme pour l’écrire à jamais dans ce nouveau chapitre de ma vie.

J’ai toujours aimé connaître les prénoms des gens lorsque ceux-ci se cachaient derrière un monsieur ou madame, ou même un mademoiselle de mon époque. Je me souviens d’une mademoiselle Rochard de ma sixième. Ma première professeure d’anglais pour qui, sans nul doute, j’ai voué une admiration sans borne pour elle et la langue qu’elle nous enseignait dès qu’elle a commencé la classe d’un “Hello everybody !” enthousiaste et souriant. Comme l’impression que le monde s’ouvrait soudain en grand devant moi, petite qui n’avait pas encore franchi un pas au-delà de deux ou trois départements. Hélène. Elle s’appelait Hélène.

J’aime toujours connaître les prénoms des gens que je croise, dont j’entends parler, que je lis, que j’écoute. J’amuse souvent les élèves en appelant les auteurs que nous étudions par leurs prénoms. Que Victor, Arthur, Nathalie ou Amélie aient été des hommes et des femmes et pas seulement des auteurs ou autrices, c’est ma manière de dire à mes élèves “Allez, prenez vos crayons vous aussi !”

J’aime toujours savoir quel est son prénom à elle ou à lui. Sans pour autant les connaître intimement. Il n’y a pas d’intimité non, simplement ce possible d’humanité qui peut me relier à elle, ou à lui. Je me souviens avoir été surprise lorsque, bien des années plus tard, j’ai appris que Soeur Irma qui me faisait classe en primaire s’appelait “en réalité” Odette. Je me souviens avoir pensé que j’aurais aimé de la même manière Soeur Odette. Et vous savez, ce fut exactement la même drôle d’impression quand j’ai su que Johnny s’appelait Jean-Philippe.

Bref. Si dans ce Carême, je viens vous raconter des morceaux de vie qui éclairent les gris, je les appellerai par leurs prénoms. Non pas pour faire comme Lui. Juste parce que les petits fils d’argent, liens ténus entre nous, ne viennent pas de nulle part.

“Ses brebis à lui, il les appelle une à une et les fait sortir.”

Cette fois, ça commence demain. Bon mardi-gras 🙂

 

De ce gris

 

Il est des gris qu’on aimerait effacer d’un tour de main. Les gris du monde, ceux de nos vies, ceux de nos cœurs aussi. On aimerait sans doute le coup de baguette magique d’un Dieu qui contenterait d’un coup d’un seul toutes nos petites prières. On Le voudrait là, enfin, à faire sa loi, à imposer son amour, à faire taire le mal d’où qu’il vienne. Oui, il est des gris qu’on aimerait qu’Il repeigne une fois pour toute en un joli coup de pinceau.
Pourtant, oui, pourtant, j’ai beau prier, rien ne change vraiment.

Pourtant, oui, pourtant. Je lève les yeux, je regarde ma rue, mon village, mon pays et au-delà tous ceux que je connais même un peu loin, et si je regarde bien, je vois dans les gris du monde des petits fils argentés. De ceux qui tissent des gestes de paix, de partage, de beau. Et l’espace d’un instant, les gris prennent, à force d’humanité, une couleur brillante comme l’espoir.

Pourtant, oui, pourtant. Je lève les yeux, au-delà du passé, un peu loin du présent, et si je regarde bien, je vois dans les gris de quelques souvenirs des petits fils argentés. De ces mains tendues, de ces sourires donnés, de ces moments partagés. De ceux qui tissent l’ordinaire d’une vie plutôt jolie. Et l’espace d’un instant, les gris prennent, à force d’humilité, une couleur qui brille comme l’amour.

Pourtant, oui, pourtant. Je lève les yeux, au-dessus des pages d’une Bible, au bord de quelques psaumes, dans un coin d’évangile et si je regarde bien, je lis dans les gris de Joseph, les cris de Job, les souffrances de David la confiance, infaillibles cœurs qui jamais ne lâchent. Et l’espace de Sa Parole, lue et relue, les gris prennent, à force de mots, une couleur qui brille d’Espérance.

 

Il est des gris qu’on aimerait effacer d’un tour de main.
Peut-être bien qu’après-demain, on sera tenté, juste en sortant de l’église, de ne pas trop la montrer notre petite croix de cendres, traits de gris sur nos fronts dessinés. Peut-être bien qu’on ferait pâles figures à expliquer ce qui n’est plus connu, ce qui n’est pas compris. Peut-être.
Au fond, peu importe.
Il sera là, sur ma peau, ce gris. Il me redira la poussière de notre monde, de nos vies, de la mienne. Mais il me dira aussi, bien davantage, que la cendre peut enrichir la terre, nettoyer les vitres même et d’elle, faire naître la vie et la lumière.

Du gris terne au gris argenté, c’est de cela dont je viendrai vous parler un peu, au long de ce nouveau Carême, ici ou là, tout près ou bien loin, chaque jour ou presque.
Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai.

 

 

Changer de pas

Se déplacer, à petits pas, pour Lui faire de la place.
Mon Avent à partager cette année sera fait de petits pas de côté…

À quelques jours de Noël, on pourrait se demander une nouvelle fois – enfin, c’est mon cas- ce que cet Avent ajouté à mes Avents d’avant m’a apporté.
Parfois j’avoue que c’est un peu difficile, dans le bruit des jours, dans le feu des heures, d’y voir un temps qui me prépare à Sa venue. En commençant à regarder un peu autour pour savoir si je Lui ai fait de la place, je remarque surtout qu’en prenant le temps d’y penser chaque jour, en venant chaque soir écrire quelques mots ici, en osant un petit bout de prière, j’ai , je crois, changer un peu de pas.

Et ce n’est pas rien finalement de changer le rythme de sa marche.

Pour ma part, je l’ai ralenti un peu, pas toujours, mais un peu, et ce temps pris au temps m’a permis de voir sous un autre angle le monde, les gens, les élèves, mes proches tout autour.

J’aimerais bien garder ce pas quelques temps encore. Et je ne peux que vous souhaiter de pouvoir, d’oser, d’essayer de changer de pas quelques instants. Prendre le rythme d’une marche qui arrive à son terme ? Peut-être pas.
Plutôt prendre le rythme d’une nouvelle marche, à Ses côtés.

De ce pas

Se déplacer, à petits pas, pour Lui faire de la place.
Mon Avent à partager cette année sera fait de petits pas de côté…

De ce pas.
Il y a quelque chose de cette injonction dans l’air de notre temps.
De ce pas, à l’instant même, sur-le-champ.
Ce n’est pas seulement une question d’aller vite, un peu plus vite tout le temps. C’est plutôt un défi inutile lancé au temps pour ne plus le prendre et réagir aussitôt, dans cette immédiateté qu’on croit être réactive, importante même, empreinte d’une pseudo liberté de parole. Alors oui, on clashe sur-le-champ, on tacle à l’instant même, on part à l’assaut verbal de ce pas.

De ce pas.
Si l’expression paraît un peu vieillotte, elle colle bien à la peau de notre monde occidental fait de réseaux qui répondent du tac au tac, qui enflent, qui répandent et jamais ou si peu ne prennent le temps d’un pas de côté, d’un ralenti, d’un pas à pas.

De ce pas.
Si Joseph a ainsi répondu à un ordre impérial pour se faire recenser, il n’y a jamais eu chez lui de précipitation. Le temps de ce temps devait se prendre pour répondre à un appel, un ordre, une obligation. Mais pas seulement. Il a aussi pris le temps d’accueillir, d’écouter, d’aimer.

Il est presque urgent de se mettre au pas de Celui qui vient.
Avec l’empressement de nos cœurs mais sans la précipitation des faux-semblants. Avec la certitude d’être dans Ses pas et non celle d’un “j’y vais de ce pas” sans amour.

Lui, Il vient.
Doucement.