Ces prénoms de rue

Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai. 

Jour 3

Il y a cette habitude que même la voiture connaît par cœur : le petit rond point, la rue qui commence et ce virage serré, quelques mètres encore et la maison. Tiens, le bureau de Béa est encore allumé, elle doit corriger des copies elle aussi. Chez Greg, les volets sont déjà fermés. Je ne sais pas s’ils sont là ou partis en week-end à la mer. Olivier rentre ses poubelles. Il n’oubliera pas le grand signe de la main  quand je baisserai ma vitre pour un bonsoir.
-Bonne soirée Coco, tout va bien ?

Il y a des habitudes, des mots bienveillants, pas vraiment l’intimité de l’amitié non, une présence. Oui, c’est ça, une présence. Leur présence.
Quand on a l’habitude d’une maison, d’une rue, d’un quartier depuis presque 25 ans, il y a quelques prénoms en plus de la maison, de la rue, du quartier, comme gardés au fond de ma poche. Toujours là.
Celui du voisin qui me dépannera un dimanche après-midi de trois œufs parce qu’il fait gris, qu’on va faire des crêpes pour se réchauffer mais je n’ai pas pensé à racheter des œufs, quelle idiote. Mais lui, il  en a toujours. En plus des œufs, j’aurais droit au café avant de repartir à l’ouvrage de ma cuisine.
Celui de la voisine que je croiserai en revenant à pied de la bibliothèque, elle s’arrêtera d’arracher l’herbe de ses parterres et nous reparlerons travail, élèves et quelques lectures mais nous les quitterons vite pour des nouvelles de nos grands enfants qui… Dis, c’était hier qu’ils jouaient ensemble sous les grands arbres de ton jardin non ?
Ceux des voisins retraités, ceux qui ont racheté il y a quelques années la petite maison du bout de la rue parce que la leur sans enfants était devenue trop grande. Ils ont changé de quartier. Il sont bien ici. Elle vient frapper à ma porte pour des nouvelles et avant même d’entrer “Non, non, je ne veux pas te déranger, tu as du travail mais passe, toi, si tu veux, viens prendre un café.” Le rendez-vous est pris pour une parenthèse à s’écouter. Et c’est bon

Je me souviens, il y a quelques années, que notre ancien curé nous avait invités, nous, gens de la paroisse, à créer des fraternités de quartier. Pour se rencontrer, créer du lien, des liens et, surtout, mine de rien, pour parler de Dieu. Mon Dieu. J’avais rejeté l’idée en disant que les voisins de ma rue étaient déjà mes frères et sœurs depuis une bonne vingtaine d’années mais que Dieu, non, je ne me voyais pas leur en parler. Parce que je ne l’avais jamais fait. Ils sont à mille lieues tu sais et ils sont bien là où ils sont, avais-je répondu pour clore la discussion avec une amie paroissienne. Depuis, je n’ai fait que songer à ça. Je ne parle jamais de Dieu avec eux, c’est vrai. Ils me connaissent, pas besoin de leur faire un dessin. Mais dans chacun de nos services, dans nos partages, dans les nouvelles que nous prenons des naissances, des maladies, des décès, dans nos joies et nos peines, est-ce que j’ai besoin de ramener ma fraise sur Lui ? Non, évidemment non. Il est là, infiniment là, en très grand dans tous ces petits riens.

Oh… attendez ! N’allez pas croire pas que c’est un quartier, une rue, une petite ville différente de la vôtre. Ça n’a rien d’un joli p’tit village d’Épinal à l’allure guimauve d’une île aux enfants. Rien d’idyllique, absolument pas. Il y a aussi parfois des mots qu’on préférerait ne pas entendre.
C’est du simple quotidien mais, dans ma rue, il fait souvent du bien. Il se passe parfois des semaines sans que je n’aperçoive un de leurs visages, sans leur parler, menant ma vie loin d’eux mais je sais qu’ils sont là, proches.

Il y a ça aussi. Les soirs d’hiver, quand nous sommes tous, volets fermés, au coin de nos feux, de nos tables, de nos bureaux, je pense à chacun d’eux, juste autour. L’espace d’un fugitif instant, se savoir entourée d’un monde qui n’est ni indifférent, ni menaçant, a quelque chose de réconfortant.
Je crois que ça rend le monde un peu plus doux de penser que des petites bulles de fraternité existent un peu partout. Parce qu’elles existent, en vrai.

Puisse ce temps de Carême les rendre encore plus vivantes, ici et là.

 

Et plus de 5000 prénoms

Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai. 

Jour 2

J’ai fait quelques calculs pas très savants mais qui cependant doivent s’approcher de la vérité.

À quelques années (encore) de ma retraite, je dois pouvoir dire que j’ai inscrit au moins 5200 prénoms d’élèves sur mes cahiers de rentrée, fameux “agendas de bord”, ceux où l’on va ensuite égrainer leurs notes et leurs différents résultats.
5200, ça pourrait plonger dans l’oubli le plus grand nombre. Bien évidemment, nos mémoires -la mienne, surtout en vieillissant, – peuvent estomper quelques contours. Pourtant, je peux l’affirmer, si je ne me souviens pas de tous, je sais que j’ai écrit le prénom de chacun dans quelques années de ma vie. Et ce n’est pas rien.
Oui ce n’est pas rien.
Ils comptent.
Chacun d’eux a compté.

Il serait faux aussi de dire que tous m’ont laissé de bons souvenirs. Il y a eu quelques heures plus difficiles, certaines parfois douloureuses mais la plupart, s’il faut déjà faire des comptes, ont été joyeuses, riches, et souvent vraiment drôles ! Beaucoup d’entre eux ont réellement tissé de petits fils d’argent au fil de nos heures. Ce sont elles aussi qui ont rendu – et rendent encore- ma vie de prof plus que jolie.
Mais ce n’est pas l’heure d’un hommage à ces quelques têtes blondes, rousses ou brunes, non. Si je parle d’eux, c’est que je suis intimement convaincue que derrière chaque prénom d’élève, il y a un enfant, un jeune qui peut, même s’il ne le veut pas toujours, grandir. Devant eux, c’est vrai que souvent il faut s’en convaincre !
J’en suis convaincue.

5200 prénoms. Avec des modes qui me font encore sourire, avec quelques originaux que je n’ai pas oublié, et tous avec la même vocation: donner à chacun sa particularité.
5200 prénoms et je pense à l’aujourd’hui, à mes listes actuelles, souriant de savoir qu’entre de simples prénoms copiés à la fin de l’été et aujourd’hui, il y a derrière chaque lettre, un visage, des sourires, des moues. Une vie.
5200. Un peu plus, un peu moins, ils ne sont pas que des prénoms sur une liste d’appel.

 

Puisque ce Carême commence, je porte en ma prière tous ceux qui passent leur vie à les appeler, les reprendre, les encourager, les aimer. Je porte dans ma prière tous mes amis enseignants et celles et ceux qui travaillent auprès d’enfants et de jeunes.

Puissions-nous trouver assez de confiance, de soutien, d’enthousiasme aussi à faire grandir ceux qui traversent nos vies.

 

 

Les silences de Natalie

Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai. 

Premier jour.

– Oui, oui sans “h”, une fantaisie de mes parents…
C’est ainsi que j’ai découvert sa voix, au fond de la classe, avant même de me retourner pour la regarder. Le professeur de latin faisait l’appel, commentant l’étymologie du prénom de chacun avec un regard souriant derrière ses lunettes d’érudit qui laissait présager des années d’étude non moins souriantes.
Natalie fut mon premier repère, presque mon ancrage, au milieu d’une faculté  des années 80 débordantes d’étudiants, d’amphis pleins à craquer, dans une ville beaucoup trop grande pour celle que j’étais, débarquée, trop jeune, de sa petite province. Natalie, citadine depuis toujours, résidait dans le centre-ville, avec sa famille et très vite, je fus celle qui les retrouvait régulièrement autour de la table du dîner familial. Havre de paix mais aussi de discussions libres et animées.
Très vite, elle a fait un voyage à Rome. Très vite, elle m’a parlé de prières. Très vite, elle m’a confié que sa vie, ce serait avec Dieu.

C’était il y a plus de 40 ans. Et depuis presque 35 ans, je n’ai pas revu Natalie. Elle est pourtant bien là, présente chaque jour, avec toutes ses lettres, dans un tiroir de mon bureau. Natalie est rentrée au monastère, un peu loin d’ici, au tout début de notre licence, un sourire sur le visage comme jamais, je vous l’assure, je n’en ai vu. Je peux lui écrire autant que je veux. Je sais qu’elle répondra deux fois par an. Elle est dans toutes mes prières, je suis dans les siennes. Et je pense particulièrement à elle en lisant l’évangile aujourd’hui, celle que j’entendrai à nouveau ce soir, dans mon église.

"Mais toi quand tu pries, retire-toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret; ton Père qui voit dans le secret te le rendra."

J’ai longtemps, très longtemps, cru que Dieu m’attendait dans mes services, seulement là, au-dehors, dans les rues, dans mes “faire”. Écrire à Natalie, prier pour elle, entendre ses prières m’ont, avec le temps, appris que ce temps, celui de la prière, n’est pas vain. Que ses silences sont remplis, pleinement, et qu’elle remplit les miens. Elle reste mon repère, mon ancrage, en Lui.

 

Puisse, mes amis, ce premier jour de Carême vous faire goûter encore au silence empli de Lui, celui où, si on écoute bien, on finit par L’entendre.

Puissions-nous, en confiance, nous réjouir de toutes celles et ceux qui – sans jamais de soupçons ni d’équivoque ni aucune honte – au milieu des nombreuses et réelles tempêtes de notre Église, ont su et savent encore nous montrer le chemin de l’amour de Dieu.

Un peu de sa douceur, toujours gardée.

Des prénoms

Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai.

Après avoir écrit mon avant Carême hier, je me rends compte que j’ai oublié un petit essentiel. Il sera fait de prénoms, oui, de prénoms. De noms peut-être aussi. De surnoms pourquoi pas.
Mais oui, ce Carême sera fait de nos prénoms.
Simplement parce que les petits fils d’argent, liens ténus entre nous, ne viennent pas de nulle part. Ils sont tissés de notre humanité, par notre humanité. Simplement parce que je ne viendrai pas vous écrire un Carême de petites joies anonymes mais bien quelques-unes, réelles, de ma vie, souvent de nos vies, en vrai.

Je crois que c’est souvent mes premiers mots lors de l’annonce d’une naissance.    -Et ils l’ont appelé comment ce bébé ?
Je me souviens bien – il y a un tout petit peu plus de trois mois – avoir répété en boucle le prénom de ma première petite-fille, à m’en étourdir presque, à le faire devenir déjà familier, je l’ai même posé dans un cahier, à l’encre bleu clair, comme pour l’écrire à jamais dans ce nouveau chapitre de ma vie.

J’ai toujours aimé connaître les prénoms des gens lorsque ceux-ci se cachaient derrière un monsieur ou madame, ou même un mademoiselle de mon époque. Je me souviens d’une mademoiselle Rochard de ma sixième. Ma première professeure d’anglais pour qui, sans nul doute, j’ai voué une admiration sans borne pour elle et la langue qu’elle nous enseignait dès qu’elle a commencé la classe d’un “Hello everybody !” enthousiaste et souriant. Comme l’impression que le monde s’ouvrait soudain en grand devant moi, petite qui n’avait pas encore franchi un pas au-delà de deux ou trois départements. Hélène. Elle s’appelait Hélène.

J’aime toujours connaître les prénoms des gens que je croise, dont j’entends parler, que je lis, que j’écoute. J’amuse souvent les élèves en appelant les auteurs que nous étudions par leurs prénoms. Que Victor, Arthur, Nathalie ou Amélie aient été des hommes et des femmes et pas seulement des auteurs ou autrices, c’est ma manière de dire à mes élèves “Allez, prenez vos crayons vous aussi !”

J’aime toujours savoir quel est son prénom à elle ou à lui. Sans pour autant les connaître intimement. Il n’y a pas d’intimité non, simplement ce possible d’humanité qui peut me relier à elle, ou à lui. Je me souviens avoir été surprise lorsque, bien des années plus tard, j’ai appris que Soeur Irma qui me faisait classe en primaire s’appelait “en réalité” Odette. Je me souviens avoir pensé que j’aurais aimé de la même manière Soeur Odette. Et vous savez, ce fut exactement la même drôle d’impression quand j’ai su que Johnny s’appelait Jean-Philippe.

Bref. Si dans ce Carême, je viens vous raconter des morceaux de vie qui éclairent les gris, je les appellerai par leurs prénoms. Non pas pour faire comme Lui. Juste parce que les petits fils d’argent, liens ténus entre nous, ne viennent pas de nulle part.

“Ses brebis à lui, il les appelle une à une et les fait sortir.”

Cette fois, ça commence demain. Bon mardi-gras 🙂

 

De ce gris

 

Il est des gris qu’on aimerait effacer d’un tour de main. Les gris du monde, ceux de nos vies, ceux de nos cœurs aussi. On aimerait sans doute le coup de baguette magique d’un Dieu qui contenterait d’un coup d’un seul toutes nos petites prières. On Le voudrait là, enfin, à faire sa loi, à imposer son amour, à faire taire le mal d’où qu’il vienne. Oui, il est des gris qu’on aimerait qu’Il repeigne une fois pour toute en un joli coup de pinceau.
Pourtant, oui, pourtant, j’ai beau prier, rien ne change vraiment.

Pourtant, oui, pourtant. Je lève les yeux, je regarde ma rue, mon village, mon pays et au-delà tous ceux que je connais même un peu loin, et si je regarde bien, je vois dans les gris du monde des petits fils argentés. De ceux qui tissent des gestes de paix, de partage, de beau. Et l’espace d’un instant, les gris prennent, à force d’humanité, une couleur brillante comme l’espoir.

Pourtant, oui, pourtant. Je lève les yeux, au-delà du passé, un peu loin du présent, et si je regarde bien, je vois dans les gris de quelques souvenirs des petits fils argentés. De ces mains tendues, de ces sourires donnés, de ces moments partagés. De ceux qui tissent l’ordinaire d’une vie plutôt jolie. Et l’espace d’un instant, les gris prennent, à force d’humilité, une couleur qui brille comme l’amour.

Pourtant, oui, pourtant. Je lève les yeux, au-dessus des pages d’une Bible, au bord de quelques psaumes, dans un coin d’évangile et si je regarde bien, je lis dans les gris de Joseph, les cris de Job, les souffrances de David la confiance, infaillibles cœurs qui jamais ne lâchent. Et l’espace de Sa Parole, lue et relue, les gris prennent, à force de mots, une couleur qui brille d’Espérance.

 

Il est des gris qu’on aimerait effacer d’un tour de main.
Peut-être bien qu’après-demain, on sera tenté, juste en sortant de l’église, de ne pas trop la montrer notre petite croix de cendres, traits de gris sur nos fronts dessinés. Peut-être bien qu’on ferait pâles figures à expliquer ce qui n’est plus connu, ce qui n’est pas compris. Peut-être.
Au fond, peu importe.
Il sera là, sur ma peau, ce gris. Il me redira la poussière de notre monde, de nos vies, de la mienne. Mais il me dira aussi, bien davantage, que la cendre peut enrichir la terre, nettoyer les vitres même et d’elle, faire naître la vie et la lumière.

Du gris terne au gris argenté, c’est de cela dont je viendrai vous parler un peu, au long de ce nouveau Carême, ici ou là, tout près ou bien loin, chaque jour ou presque.
Bien regarder les petits fils argentés qui colorent l’espace de notre monde, de nos vies, de nos cœurs. Parce qu’ils existent, en vrai.