Hors-service

 

On ne sait jamais vraiment à quoi ça ressemble. On peut le deviner certes. On a bien vu les pas qui se traînent, puis ne se traînent plus du tout. On a parfois entendu le souffle ténu. On a deviné les yeux qui se fermaient parce qu’ils n’avaient plus rien à regarder au-devant. Mais on ne sait jamais vraiment à quoi ça ressemble de l’intérieur. On la connaît, on la regarde, on l’accompagne parfois, pas si près que ça, la vieillesse.

J’y ai pensé d’une drôle de façon ces derniers jours. Attrapée par un covid (ou une si vous préférez), un virus – c’est certain- qui ne m’avait pas touchée depuis qu’on le connaît. Rien d’alarmant fort heureusement mais ces pas qui traînent, ce souffle plus ténu, ces yeux qui se ferment trop vite, j’y ai goûté un instant. Et j’ai pensé à la vieillesse. Celle qu’on espère vivre mais qu’on n’est jamais pressé de voir arriver. Envier une longue vie sans jamais vraiment songer à sa fin.

J’aurais pu penser à la maladie qui emporte plus tôt que prévu mais non, c’est vers la vieillesse, celle qui pousse nos vies jusqu’au bout que mon regard s’est tourné. Celle qui ralentit chaque mouvement comme si elle espérait gagner des minutes au temps, celle qui étreint les bribes de souvenirs pour essayer de rester vivante, celle qui doit souvent se demander si elle parle bien encore de nous.
Nul ne sait l’heure mais celles qui nous vieillissent comptent les pas qu’il nous reste.

J’y ai pensé. Et il y avait une immense tristesse à n’être plus qu’un corps maladroit, presque immobile, diminué de toutes ses facultés, un corps qu’on pourrait croire sans vie. Il y avait cette tristesse de n’être plus vraiment moi et en même temps, exactement en même temps oui, une immense joie à compter le temps vécu il n’y a pas si longtemps. Une plus grande joie encore, bien plus grande, à entendre toujours au loin des oiseaux de printemps, à apercevoir toujours un rayon de lumière osant encore à travers une fenêtre de pluie caresser ma main, à écouter toujours les voix familières qui racontent encore et encore la vie. Une plus grande joie à être, toujours.

Demain, je gambaderai à nouveau parce que je ne suis pas encore si vieille. J’oublierai bien vite le goût de ce temps hors-service. J’oublierai le ralenti, l’impossible, le presque rien. J’oublierai que je ne sais ni le jour ni l’heure. Je ferai encore semblant de vivre sans savoir la fin.
Mais je n’oublierai pas d’aimer la vie jusqu’au dernier souffle que Dieu me donne.

Un vieux 45 tours

Il y a des bouts d’enfance qu’on raccommode comme autant de petites pièces d’étoffes un peu déchirées.
Il suffit d’un dimanche, de l’anniversaire d’un homme qui vieillit, de mains tendues, de sourires partagés.
Il suffit de pardons enfouis qu’on veut bien enfin laisser sortir.

 

Il y a des bouts d’enfance qui, raccommodés, ressemblent à un patchwork aux couleurs de la vie qui s’accroche, qui éclate, qui aime.
Et au soir, une vieille chanson qui fait revenir à la surface le tout premier souvenir de Noël, le plus lointain, le plus fort peut-être,
et la voix d’une toute petite maman, à peine sortie de sa propre enfance,
qui essayait de m’apprendre à dire “tintinnabuler” en comptant sur les cinq doigts de ma toute petite main pour ne pas me tromper.

Et un vieux 45 tours que j’ai traîné au long des années.

Sûrement pour garder tout l’amour qu’il y avait dedans.

 

Sur le bord (8)

 

Ciel du soir
Fatiguée
Je vais m’asseoir près de Toi
Goûter la tranquillité, la fin d’une journée, le repos des heures
Apaisée
M’abreuver encore à la lumière du jour,
au calme des ombres, au doux du temps qui s’arrête. Enfin.

 

Recueillir les bruits, les blessures, les peines et les jeter au loin
Attraper au vol la douceur qui chancelle, m’attarder sur sa rive, la garder
au cœur de ma prière, au creuset de mes mots, au creux de mes paumes
Rester là
Sur le bord de Ton silence.

 

 

 

Sur le bord (7)

Ce bord-là, j’avoue que je l’aime beaucoup.
Pas de cette nostalgie qui vous plonge et vous enferme dans le passé, non, j’aime bien le bord de mon enfance parce que paradoxalement, il me tourne vers mon demain.
Je m’y retrouve c’est vrai et je me retrouve aussi, pour continuer. L’image a beau être galvaudée, elle est souvent juste: nos racines nous font grandir encore.

 

Ce long week-end de Pentecôte a ouvert trois vieux cartons laissés fermés depuis quelques années. Je savais ce qu’il y avait dedans et pas vraiment de place pour ranger des albums “rouge et or”, la collection intégrale au dos criant de fuschia de la comtesse de Ségur, et des Martine aussi. Peut-être bien que j’aime raconter beaucoup plus fièrement l’audace des Club des cinq, la frondeur des collections vertes que j’empruntais aux garçons ou même des Fripounet remplis d’astuces: eux, ça fait longtemps que je les ai déballés.
Mais ces petits cartons aux allures rose bonbon, non.
Je crois bien qu’on aime une partie de soi toujours un peu plus qu’une autre.

J’ai ouvert le premier sans surprise. La comtesse était là avec ses malheurs de Sophie et son pauvre Blaise. Sourires.
J’ai ouvert le deuxième, les Martine trop sage. Sourires.
Et le dernier, plus léger, oh… quelques Fripounet oubliés. Des bricoles hétéroclites et quatre petits livres de poche.
Quatre petits livres. Oubliés. Presque complètement.

Et un. Parmi les quatre.

C’est étrange la mémoire.
Je me suis d’abord rappelée de sa couverture.
Le jeune garçon aux lèvres pincées, les bras repliés sur son guidon. Oui, je me souviens.

C’est alors que j’ai aperçu l’auteur.

 

L’étonnement est difficile à dire avec les mots.

Surtout quand ils cherchent comment la mémoire a pu oublier. Et son nom. Et l’histoire même de ce petit livre.
Je me suis arrêtée et trois quarts d’heure plus tard, j’ai émergé de ses pages jaunies par le temps.
Je n’avais rien gardé.
Rien de ce petit livre.
Juste le souvenir de l’avoir lu oui, ce dessin en noir et blanc à la dernière page, une fin  d’histoire peut-être mais si peu. Tellement peu. 
Ni l’histoire au fond.
Ni les prières d’Israël d’un petit garçon à bicyclette.
Ni les rues de Jérusalem.
Ni le titre de ce chapitre 3 “qui gravira la montagne du Seigneur ?” et mes souvenirs de balade à vélo avec ses mêmes mots pourtant. Exactement.

Il y a deux ans et demi, juste avant de partir en Terre Sainte, on m’a beaucoup parlé d’Amos Oz.
J’ai entendu là son nom pour la première fois.
C’est ce que j’ai cru.
Depuis j’ai lu neuf de ses romans. Je me disais depuis quelques jours d’ailleurs il faudrait que je lise encore, arriver à ma petite dizaine. J’aime bien lire autant que j’aime.

C’était sans compter sur ce rebord du temps qui m’avait une fois de plus bien devancé.
Voilà, je sais pourquoi j’aime tant le bord de mon enfance. Encore une fois, je m’y suis retrouvée.

 

Sur le bord (6)

C’est un peu étrange ce bord-là.
Là où se dépose ce qu’on a vécu et qu’on garde pour soi.
Uniquement pour soi.
Nos secrets, nos intimes, nos dedans.
Parce que le dire et même si aujourd’hui on dit tellement et même si je dis beaucoup parce que le dire est impossible.
Parce que ça n’appartient qu’à moi. Parfois à d’autres mais à moi, d’abord.

C’est un peu étrange ce bord de nous que seul Dieu connaît.

Et souvent j’imagine tous les bords de chacun de nous que Dieu écoute et regarde et aime.
Et je me dis que ses bras sont vraiment immenses pour prendre nos peines.
Et je me demande tout le temps tout le temps vraiment, et je Lui demande:
– Mais comment Tu peux ?

Sur le bord (5)

C’est peut-être à cause d’une Grand-mère qui disait que l’avenir appartenait à ceux-là. J’aime le tôt du matin.

J’aime ce rebord du temps qui recommence.
Il croit en l’homme, il a le pardon au bord du cœur, il aime encore.
Il ressemble à Dieu.

Sur le bord (4)

Elle ne s’asseyait jamais vraiment. Posée seulement sur le bord de la chaise.
Elle ne s’asseyait pas tout à fait. Le corps laissé un instant à la limite, prêt à repartir.
Surtout ne pas s’installer au fond du canapé, surtout ne pas se laisser aller.

Les premières fois, elle est même restée debout. Les bras chargés des pommes de son jardin, cueillies pour moi.
– Je ne reste pas…Il faut que je me sauve…Les enfants m’attendent.
Il y avait toujours une raison pour que Sandrine ne réponde pas à mon invitation au café.

Elle ne s’asseyait pas au début.
Sur le bord, elle était sur le bord tout le temps.
Chez moi sur le bord d’une chaise chez elle sur le bord de la vie.

Puis, son corps s’est enfoncé un peu, un peu plus loin à chaque fois, son dos doucement a osé, doucement s’est appuyé sur le dossier du canapé.
Et sa vie avec. Ancrée dans un peu de meilleur. Un peu.

 

Je pense souvent à ce bord-là.
Je pense souvent à tous ceux qui n’osent pas s’asseoir au fond des chaises par peur de déranger, à toutes celles qui restent au bord de leur vie parce qu’il n’y a pas beaucoup de place au-dedans pour elles, à tous ceux que je croise dans ma vie qui restent en frontière des choses et des gens sans oser avancer. Sur le bord.

 

Et parfois, devant un café partagé, il y a un instant presque joli.
Comme avec Sandrine, un après-midi où elle a osé être là.

Elle a soulevé la tasse, bu une gorgée, fermé les yeux.
Elle a reposé le café.
Elle a poussé son dos, croisé ses jambes, croisé ses bras aussi.
– On est bien au fond.

 

 

Sur le bord (3)

C’est mon habitude,
mon rituel,
mon début des jours.

Sur le bord de ma tasse, mon matin pose ses lèvres.
Sur le bord du jour, mes yeux découvrent Sa Parole.

C’est étrange.

Mon café et ma Bible, ma Bible et mon café.
Ils semblent venir d’un même endroit.
Tous deux parfumés et précieux et profonds.

C’est mon habitude,
mon rituel,
mes petits riens qui ouvrent mes matins.

Et sur le bord de ma table, j’aime à croire que Dieu, parfois, vient s’asseoir.

Sur le bord (2)

Il est des dimanches où je m’assois sur le bord du temps. Ce temps qui passe sans qu’on s’en rende vraiment compte et qu’on sait regarder avec tendresse.

C’est vrai que ça commence souvent par un matin d’église. Ce dimanche avec les tout-petits et l’éveil à la Foi qui croisent les plus grands entre les bancs, en chemin vers la confirmation.
Il me tape l’épaule. Tu me reconnais. Bien sûr.
Un petit, je l’ai connu petit, devenu jeune homme, grand, très grand.
Ma confirmation, c’était il y a deux ans, j’accompagne des jeunes maintenant.
Un sourire et ma tendresse pour le rebord de ce temps-là qui l’a vu grandir.

C’est vrai que ça continue souvent avec un déjeuner tranquille et le joli d’une nappe. Et ce dimanche, un vote – oh oui, un vote. On sait qu’il y a le monde. On le sait trop bien.
Et puis, un tour à l’abbaye. Un dimanche à témoigner de ma Foi devant des catéchumènes qui s’avancent sur le chemin, doucement. Leurs mots, leurs sourires. Des paroles à recevoir, chacun là où il est.
Un petit tour à la librairie. Encore un peu de temps, là. Petite Marie attrape le chocolat, elle en a besoin; j’attrape un livre qui me paraît doux à lire, j’en ai besoin.
Un sourire et ma tendresse pour ce rebord du temps qui me rappelle nos virées de “nos mercredis de filles” à Bellefontaine.

C’est vrai que ça traîne un peu ces dimanches qui s’assoient au bord du temps. Et ce dimanche avec mon temps de maman.
Ma grande fille débarque. Jolie surprise. Ses rires envahissent le salon et font écho à ceux de sa petite sœur. C’est le jour où l’on se souvient des nuits à veiller les fièvres, des matins chagrins à consoler, de mon ventre qui se déchire au moment de leurs examens et concours, de mon cœur qui bat trop vite à l’annonce d’une de leur joie. Et puis, le temps se suspend encore. Il est 21 heures et quelques minutes quand un mail apprend à mon mari la mort d’un de ses  élèves.

On a peur nous aussi que ça s’arrête tout ce bonheur-là, comme ça.
On sait ça aussi.

On a peur, parfois.
Alors on s’assoit au bord du temps, ce temps qui passe sans qu’on s’en rende vraiment compte et qu’on essaie de regarder encore, avec tendresse.

Sur le bord (1)

C’est un peu comme une saison préférée.
Juste avant que les touristes ne commencent à débarquer, il y a un temps où le soleil étire un peu le jour et où la plage déserte fait traîner mes pas.

C’est un peu comme une saison préférée.
Il n’y a pas de ponts encore qui feront enjamber le temps, pas de vacanciers déjà à s’accrocher au rivage, il y a seulement un ciel tranquille qui déploie ses bleus pour poser mes silences.

C’est un peu comme ma saison préférée.
Sur le bord d’un temps qui n’est pas encore commencé. Il y a encore la vie qui travaille, les mille et une choses qui courent à ma place et il y a ce bord-là dans l’espace qui, peu à peu, s’écarte en pointillés.

C’est ma saison préférée.
Celle qui ramasse ses mots comme les galets au fond d’une poche, celle qui écrit les murmures soufflés par le vent, celle qui prie sur le bord de l’océan.