Je ne m’y attendais pas.
D’habitude, c’est la bonne ambiance et la détente, les bons mots et les rires à l’heure du repas et la cantine est bonne en plus, ce qui ne gâche pas le plaisir de cette petite pause bienvenue entre des cours, des réunions, des problèmes à gérer, bref, le quotidien. Et puis, j’enseigne dans un collège de l’enseignement catholique quand même, même s’il ne l’affiche pas toujours en très très haut sur le fronton de ses portes au milieu d’un village de campagne qui se demande peut-être bien lui aussi ce que fabrique Dieu aujourd’hui. S’il existe, rien n’est moins sûr tu sais.
D’habitude, je suis bien ici au milieu de mes collègues, à déjeuner, tranquillement.
Je ne sais plus très bien d’où la conversation est partie. Je crois qu’on parlait un peu du monde à l’envers et des guerres. Oui, je crois qu’on parlait de ça après d’autres choses pas très claires d’ailleurs sur nos différences. Différences à gommer.
Une, puis deux, puis trois collègues se sont jouées des “de toute façon s’il n’y avait pas de religion, il n’y aurait pas de guerre…” Cela n’a duré que l’espace de quelques mots, quelques phrases entre le fromage et le dessert.
Je n’ai rien dit. Je n’arrive pas à parler quand je suis surprise et blessée et que tout se bouscule en moi. J’ai même attendu aujourd’hui pour raconter cet hier.
Une autre collègue a ajouté qu’on ne devrait pas porter de signes religieux à l’école et, soudain, minuscule, j’ai eu presque envie de cacher ma petite croix qui reste là, toujours au creux de mon cou. Depuis longtemps dans ce collège. Catholique.
J’ai un peu de mal à raconter parce que vous savez combien le collège est précieux pour moi, combien j’apprécie mes collègues souvent et je sais que cela peut être réciproque. Je ne suis pas vraiment certaine, je ne suis pas vraiment sûre qu’elles aient pensé à moi et à mon amie collègue, assise à cette table aussi, qui porte avec moi le projet “aumônerie”.
Je me suis presque dit qu’elles répétaient des paroles sans vraiment les penser au fond.
Et je n’ai rien dit.
J’aurais dû.
J’aurais dû leur raconter un peu. Ma vie toute simple où Jésus guide tous mes pas. Rien de parfait, tout imparfait, mais mes sourires viennent de Lui, mes mains qui aident un peu, mes mots qui soulagent, mes oreilles qui écoutent, oui, tout me vient de Lui.
J’aurais dû leur raconter les belles personnes, celles reconnues, celles plus nombreuses encore, anonymes. J’aurais dû répéter les paroles que je sais par coeur. Celles de Jésus, de Soeur Emmanuelle, de Martin Luther King, du Dalaï Lama. Et tant d’autres. J’aurais dû raconter tous les hommes, toutes les femmes de bonne volonté que l’amour de Dieu a portés.
J’aurais dû leur dire qu’une religion ne tue pas mais qu’elle “relie”.
J’aurais dû leur dire qu’elle a bon dos, qu’on se sert d’elle pour détester, pour abuser, pour tuer.
J’aurais dû.
Je n’ai dit ma blessure qu’à mon amie collègue, en sortant de table. Toujours juste, elle m’a rappelé que mes collègues, en l’espace de quelques phrases autour d’un repas, n’avaient pas eu besoin de religion pour blesser et faire mal.
Je peux blesser aussi, souvent. Il n’y a pas de bons ni de méchants dans cette histoire. Elle est l’espace d’un petit bout de conversation.
Mais cela me questionne.
Comment parler de paix aujourd’hui s’il y a une volonté de gommer, d’effacer, de nier, de faire disparaître, de ne plus tenir compte de Dieu et de ceux qui croient en Lui et en font le ferment de leur vie ?
Il faudra que je leur dise.
