Je fais comme si

Ce n’est pas que je fais semblant, Jésus, Tu sais, mais je crois que depuis pas mal de temps je fais un peu comme si.
Comme si ça allait.
Comme si ça allait bien.
Le p’tit coin prière, le caté au collège, la famille, les amis de la paroisse, la chouette paroisse, les amies religieuses, les amis prêtres, en vrai, c’est comme si tout allait bien.

Ça ne va pas pourtant.
Cette Église. Mon Église. La tienne, dis, la tienne aussi.
Elle est moche, bien moche, bien amochée même.

Ce n’est pas que je fais semblant non, mais ça fait des mois, même plus longtemps que ça, que le dégoût s’est insinué, que l’abject s’est répandu, que ça ne ressemble pas à ce pourquoi je suis là, au-dedans.

Il ne m’a jamais touchée le très moche, Tu le sais bien Toi qui m’as entourée de regards tellement bienveillants qui m’ont appris à prier,
de mains tellement respectueuses qui, tournant les pages de leur Bible, m’ont fait avancer sur ton chemin,
d’amitiés tellement précieuses qui ont fait grossir mon cœur dans la Foi.
Vers Toi.
Je ne sais pas très bien, Tu sais, où je serais sans eux.
Loin de Toi peut-être.

Ce n’est pas que je fais semblant non, et j’ai lu tous les témoignages du rapport de la Ciase. Tous. Jusqu’à m’en brûler les yeux, jusqu’à l’envie de vomir, jusqu’à l’insomnie.
Il n’y a pas de repos dans l’horreur.

Ce n’est pas que je fais semblant non, et ça continue.
Ça n’arrête pas de continuer.
C’est comme une plaie ouverte qui fait dégouliner tout son pus.

Comment peut-on guérir de ça ?

Je fais comme si.
Mon coin prière, mon caté au collège, mes amis de paroisse, ma chouette paroisse, je fais comme si tout pouvait exister encore, pareillement.
C’est presque facile parfois, Tu sais, parce qu’ autour ça ne change pas grand chose, tout le monde s’en fiche des histoires d’Église aujourd’hui, des scandales, c’est même un sacré argument pour la condamner définitivement. Je ne peux pas les blâmer. À la place de ceux qui sont loin, de ceux qui s’en fichent, de ceux qui ne l’aiment pas mon Église, je serai la première à cracher dessus.
C’est presque facile au dehors.
Mais au-dedans.
Si Tu voyais au-dedans.
Tu vois, dis ?
Ma prière hurle en silence dans son coin,
mon caté lit tes évangiles et ne parle surtout pas d’Église,
ma paroisse, ma chouette paroisse, elle, elle parle, elle s’attriste, je crois même qu’elle pleure et elle essaie de continuer mais le cœur n’y est pas comme avant. Et les amies religieuses, et les amis prêtres. Mon Dieu.
Mon Dieu. Ne nous abandonne pas.

Je fais comme si.
Non.
Plus vraiment.

Il y a des voix, justes, qui parlent encore, qui continuent de parler, qui montent. Puisses-Tu nous aider à les faire entendre. Dis…

 

 

Drôle de temps

 

– On a combien de temps, madame ?

La question fuse souvent avant même que je ne commence à présenter un exercice de conjugaison, un atelier d’écriture, un texte à découvrir. La question se répète au fil des heures, des évaluations, des leçons. Parfois même, dotée d’un chronomètre qui s’affiche dans un coin de tableau, j’ai l’impression d’exercer un peu de mon pouvoir, non sur eux – jamais, mais sur ce temps qui défile. Et, à force de le saucissonner en tranches d’exercices, le rendre presque docile.

Mais le temps ne l’est pas.

La question s’est figée, suspendue à nos lèvres, lorsque nous avons appris en ce début d’année que ce trop jeune papa était condamné. Combien de temps encore pour que cette tumeur le… ? La question rougit de son indécence, on voudrait ne pas pouvoir la poser. Parfois même, les souvenirs si proches, les photos si vivantes donnent l’impression qu’on s’est trompé. Et, à force de vouloir oublier, rendre le temps qui reste un peu plus doux.

Mais le temps ne l’est pas.

La question rythme les écrans, attrape les nouvelles, écrase notre insouciance. Depuis combien de mois déjà ? Et ça fait combien de temps que cette guerre a commencé ? C’était avant l’été, dis…, c’était quand ? On ne sait plus très bien. La question s’insurge devant des images, des phrases ou des chiffres, on voudrait qu’elle réponde c’est fini, enfin. C’est fini. Parfois même, on ose espérer, on se surprend à des hypothèses stratégiques, on jouerait presque aux petits soldats. Mais, eux, ils ne jouent pas. Ils meurent. Et, rien ne semble pouvoir apaiser ce temps nouveau.

Et ce temps ne l’est déjà plus.

Je repense parfois à ce temps pour tout, pour chaque chose.
Je continue la vie comme je l’aime, j’essaie. Remplie d’enfants, de rires, de peines à consoler, de joies à chanter. Et, quelquefois, l’espace d’un instant, je peux arrêter le temps. Oui, je peux. Non pas ce temps qui défile sans compter mais celui des larmes, tout près et des cris, pas très loin.

Je repense à ce temps pour chacun, pour tous.
Ma grande fille s’est mariée, des petites filles naissent autour de moi, Anne-So me rappelle un déjà vieil Avent en retrouvant un vieux texte d’ici, dans ses mains déplié.

Je souris.

Et, sous la pluie d’automne, Dieu me murmure de souffler encore un peu de lumière sur les heures, les minutes, les secondes, de souffler la vie sur ce temps tout gris.

Pluie d’étoiles.

Et le temps m’écoute, un instant.

 

“Et Dieu qui ressent nos vies”

Le beau continue d’accrocher de jolis moments à mes heures. Je ne vais pas vous en priver.

Ça commence en classe de 6è. Ce matin.
Enfin, ça commence en classe de 6è avec ce texte qui me sert de transition entre le chapitre sur les textes de créations du monde, textes fondateurs, et le chapitre suivant sur la création poétique.

Ce texte donc.

« La Création »

Et Dieu se promena, et regarda bien attentivement
Son soleil, et sa Lune, et les p’tits astres de son firmament.
Il regarda la terre qu’il avait modelée dans sa paume,
Et les plantes et les bêtes qui remplissaient son beau royaume.
Et Dieu s’assit, et se prit la tête dans les mains,
Et dit : « J’suis encore seul ; j’vais m’fabriquer un homme demain. »
Et Dieu ramassa un peu d’argile au bord d’la rivière,
Et travailla, agenouillé dans la poussière.
Et Dieu, Dieu qui lança les étoiles au fond des cieux,
Dieu façonna et refaçonna l’homme de son mieux.
Comme une mère penchée sur son p’tit enfant bien-aimé,
Dieu peina, et s’donna du mal, jusqu’à c’que l’homme fût formé.
Et quand il l’eut pétri, et pétri et repétri,
Dans cette boue faite à son image Dieu souffla l’esprit.
Et l’homme devint une âme vivante,
Et l’homme devint une âme vivante…

Marguerite Yourcenar, « La Création », recueilli dans « L’Ancien et le Nouveau Testament », Fleuve profond, sombre rivière, 1964, Éditions Gallimard

 

Et je les laisse lire, observer, réagir, écrire, surligner, colorer et dire.

Observations du texte poétique faites, rimes colorées, demande d’explication de quelques mots, explications données, repérage des anaphores, ils sont forts quand on leur donne les outils. Je souris.
Mais cette classe semble s’en tenir à la forme.
J’aimerais qu’il touche un peu au fond aussi. 🙂

J’attends encore. Vous avez autre chose à partager ?

Une main se lève. Une voix qui s’applique.

– Oui. Dans le poème, Dieu se prend sa tête dans les mains, il est seul, il a l’air triste. On ressent l’émotion je trouve. Il travaille dur. On ne sait pas s’il est content mais il travaille dur pour faire l’homme. On le ressent aussi. Un poème, c’est fort pour faire sentir les émotions.

 

J’approuve. La classe aussi. Il reprend la parole.

– Et puis là ça fait tout bizarre. Parce que l’écrivain parle des émotions de Dieu. Moi, je ne m’étais jamais demandé si un Dieu pouvait ressentir des choses, enfin des sentiments.

Je laisse le silence s’installer. J’aime beaucoup leur écoute.

Une main se lève.

– M’dame, il faut le noter ça aussi que le poète peut rendre le Dieu triste ou content ou je sais pas…enfin…peut faire que Dieu il ressent nos vies ?

 

Elle a bien dit nos vies.

 

 

Vous savez, en vrai, les élèves, ils m’agacent aussi, m’énervent un peu, me désolent parfois. Je râle comme tout le monde et j’arrive à me fâcher. Si.
Mais, au milieu de tout ça, il y a le joli de ces moments-là.

Et Dieu qui ressent nos vies. 🙂

Quand ma prière tempête

Ma petite prière suit le cours du temps. Du temps qui passe oui bien sûr mais aussi du temps qu’il fait.
Si, en vrai.
Même que depuis Noël, elle tempête et grelotte plus souvent qu’à son tour.

Tout y passe: le monde mal fichu, le virus et le virus encore, les matins où l’on ne sait pas qui va être là, quel collègue à remplacer au pied levé, quels élèves à accrocher, à raccrocher encore, à donner simplement le goût d’être au collège  malgré tout, et les soirs imprévus où il faut aider M. à remplir sa feuille pour la CAF parce qu’ils n’ont encore rien compris à sa situation, à faire rentrer dans des cases ceux qui ne cochent pas le bon numéro, ces soirs à écouter des peines, et les veillées enfin à essayer d’attraper des mots un peu plus doux pour trouver le sommeil.
Et ma prière tempête, s’écorche aux rochers des jours, s’accroche aux vents mauvais. Tout y est : le monde que je voudrais autrement, les malades que je souhaiterais guéris, et même la mort injuste, là, qui frappe depuis quelques semaines, je Te demande d’arrêter le cours de ce temps. Un peu de répit, dis, un peu !

Pourtant, ma petite prière, elle devrait éclater doucement de joie au rythme des bonnes nouvelles qui existent encore, celles du doux des amis, du foyer, de la famille mais non, elle tempête, s’emporte, s’éclate en ressac qui casse tout sur son passage. Une amie me glissait ce message avant-hier : “Le monde hurle très fort en ce moment. Plus fort je trouve. Ça heurte même les bons moments ou plutôt ça hurle juste après les bons moments, comme pour les voler, les ternir d’un « ce bonheur-là est égoïste »”.
Tellement juste.

Alors peut-être bien qu’elle n’ose plus cette petite prière Te dire merci pour le bon, le bonheur, les heures jolies qui sont là, encore.
Elle a peur d’une joie indécente qui afficherait un sourire comme si de rien n’était. Elle a peur d’oser dire le besoin de douceur, de se faire du bien, de regarder le beau.

C’est pourtant cela qu’elle me murmure, apaisant le souffle de mes colères, me prenant dans ses bras, effaçant d’un revers de mots les larmes futiles.
“Il faut encore aimer, aimer le monde, il faut encore oser.”

 

 

Quand la brume sera dissipée

Il m’arrive souvent, de l’automne au printemps, de traverser ma route de campagne de la maison au collège le nez dans le brouillard. Il ne s’agit pas d’une métaphore pour un cerveau qui serait embrumé, mal réveillé, ailleurs. Non. Je conduis réellement en presque aveugle, scrutant le tout- devant de l’auto qu’éclairent partiellement ses feux. C’est toujours un peu étrange parce que, malgré tout, je connais la route. Par cœur. Et je ne ressens pas le danger d’une route inconnue dont je ne verrais ni les courbes, ni les croisements, ni les imprévus. Là, je peux presque tout anticiper. Finalement, en plein jour ou voilée de brume, ma route, je la suis, je la sais, je file sans trop m’inquiéter. Pourtant, il m’est arrivé, au détour d’un virage, d’éviter de justesse un danger. Et de me redire attention, la brume n’est pas encore dissipée.

J’ai repensé à cela aujourd’hui. Et là, pardonnez-moi, j’ai joué un peu sur la métaphore. J’ai pensé à ma route embrumée en regardant mon Église. Parce que finalement, je me suis rappelée que je suivais Sa route, à Elle aussi, souvent dans un vrai brouillard. Pas très au clair sur ses statuts, sa théologie, ses doctrines. J’ai même eu plus souvent qu’à mon tour l’impression de m’en ficher, que rien n’était plus important que Dieu et ma Bible, que Jésus et son Evangile et que l’Esprit Saint, mon guide dans tous mes brouillards. Que cette Église, bien humaine, je la prenais de haut.

J’ai bien failli raté le virage, tombé dans les ornières, oublié le roc rassurant et solide sur lequel Elle devait être.
J’ai eu peur de me perdre, de La perdre, ressenti la colère de m’être trompée de chemin, éprouvé ce drôle de sentiment : c’était bien plus qu’un brouillard épais qui L’entourait et je n’y voyais plus rien de beau.

Depuis un mois, Les discussions sur le rapport Sauvé avec mes amis paroissiens, avec mes amis, avec mes proches, mes lectures aussi, ont levé un premier voile. Apprendre, souffrir, prier. Dévoiler.
Ce soir, je lis les communications et résolutions de nos évêques et je crois que je n’ai pas eu tort de prier, d’y croire un peu mais…

Mais, je sais les routes. Les brumes sont tenaces. On croit pouvoir avancer quand même, par habitude, et on oublie que la petite brume n’est pas tout à fait dissipée.

Ma route de campagne embrumée, sinueuse, reste dangereuse et j’y sais bien tous les dangers.
Mon Église n’a pas fini de lever les voiles qui pèsent. Il ne faudra pas que je l’oublie, avec mes amis paroissiens, mes amis, mes proches, avant que les brumes, dans leur entier, ne soient elles aussi dissipées.

Faire-part

Il est un peu tard. J’ai rempli mes cahiers, mon cartable, mes agendas. Demain, je retrouve le collège et les habitudes qui vont avec, toutes celles que j’ai la chance de pouvoir laisser de côté le temps d’une pause parce que je suis prof.

Il est un peu tard. Je retrace les deux semaines qui viennent de s’écouler très loin des médias et un plus près du monde qui m’entoure. C’est toujours étonnant ces heures qui rapprochent et éloignent en même temps.

Il est un peu tard. Ce dimanche a doucement traîné autour d’une table avec les enfants. Ils sont repartis, chacun vers leurs vies, laissant la mienne toujours emplie d’eux.

Il est un peu tard. J’ai rangé la maison.

Sur le bord du buffet, l’enveloppe a glissé.

Je l’ai ouverte à nouveau. Lue et relue.

Caressé le doux du papier.

J’ai revu son sourire et le bord de ses yeux qui brillaient.

Je me suis dit, une nouvelle fois, que la joie était là, avec elle, en elle. Simplement.
Qu’il fallait en faire part de ce petit rien qui donne un peu de baume à mon cœur de maman, de croyante, de femme.

Ma grande fille, mon enfant, se marie dans quelques mois et chaque heure qui passe depuis l’annonce semble faire un pied-de-nez à tout ce qui me blesse, m’attriste, me révolte. Dans l’Église et ailleurs.
Ma grande fille, mon enfant.
Je ne sais pas si tu te rends compte, Jésus, que son mariage à venir, dans ton Église, c’est comme un cadeau qu’elle me fait. La certitude que Tu es là. Tellement là. Encore.

Continuer

Je ne sais pas trop ce que je vais faire de mon Église, je ne sais plus trop.

La phrase a tourné en boucle dans ma tête, les yeux rivés sur mon écran de téléphone à chercher des mots pour l’innommable. Le rapport Sauvé est tombé ce matin, fracassant ce qui n’était plus depuis quelques temps déjà seulement des doutes, dévastant comme un tsunami les Paroles d’un Jésus que je ne cesse de vouloir suivre, bouleversant les fondations d’une Église en qui, un jour, j’ai trouvé une famille.  

Et puis, il y a eu mes cours, mes élèves, des petites joies de mon quotidien de prof.

Je ne sais pas trop ce que je vais faire, je ne sais plus trop.

Chaque fois qu’un cours s’est arrêté, à chaque heure de ma journée, la phrase est revenue. Leitmotiv brisé par des témoignages de victimes cassées à vie, par des chiffres criminels, encore et encore.

Et puis, il y a eu la fin de la journée.
Et ma voiture, en rentrant, a voulu faire un détour. Marie-Jo a 90 ans aujourd’hui. Son Eugène 93. Mes bons vieux amis de la paroisse vivent toujours tous les deux dans leur petite maison. Les aides se succèdent mais ils sont toujours deux, toujours chez eux. Fervents pratiquants, Dieu est là, au cœur de leur vie depuis toujours. Marie-Jo m’a raconté sa tristesse de ne plus pouvoir aller à la messe. “Tu vois c’est compliqué pour me monter dans une voiture, et puis après, il me faut beaucoup de temps pour accéder à l’entrée…Eugène me rapporte la communion quand quelqu’un du quartier peut l’emmener… et puis, je regarde la messe à la télé…mais ce n’est pas pareil, rien n’est pareil. Je me sens un peu délaissée tu sais…”

Nous n’avons pas parlé du rapport Sauvé, ni de l’Église, elle qui pourtant m’a raconté, la voix parfois brisée, de jeunes années trop rudes auprès de religieuses, avant de croiser Eugène sur son chemin.
Nous n’avons pas parler de l’Église mais de la nôtre, petite église de nos dimanches, où elle ne va plus.

” Et si je viens te chercher dimanche ?… si le temps est beau, qu’il ne pleut pas pour que tu ne risques pas de glisser, en prenant plein de temps pour t’installer dans ma voiture, en se garant tout près de la porte avant que le monde n’arrive…on peut y aller non ?”

Je n’avais pas eu le temps de lui faire un cadeau d’anniversaire à ma Marie-Jo ce soir. Pas besoin. L’emmener à la messe dimanche prochain, ce sera plus que ça.

Et puis on a pris un p’tit café. Et avant de partir:
” Tu sais, pour dimanche, je ne veux pas te déranger…”

Oh si elle savait Marie-Jo.
Me déranger.
Ici dans ma paroisse dans tous les temps où je suis, à Lourdes en hospitalité, au collège dans mes classes, chez moi au cœur de ma maison.
Qu’Il vienne encore me déranger ce Dieu d’amour, qu’Il vienne oui.
Qu’Il continue à me pousser à regarder tous les travers en face, à oser ma parole de femme dans mon église, à voir ce qu’il faut dénoncer, à combattre le mal, à ne jamais se taire, à crier les silences lorsque je les entends.
Encore et encore.

Encore.

Je ne sais pas trop ce que je vais faire avec mon Eglise, je ne sais plus.
Ce que je sais ce soir, c’est que Dieu vient me chercher pour continuer. Ici et maintenant. 

 

 

Tous ces silences

 

Je suis restée. J’avais un rendez-vous de parents un peu plus tard. Un à un, les collègues sont partis après une réunion qui s’était déjà attardée.
Je suis restée seule. Ça arrive parfois à l’un d’entre nous, pour un rendez-vous au-delà de ce qui peut paraître la norme parce que les parents travaillent très tard. C’est possible, on a les clés. Le collège c’est un peu comme notre maison.
Il y avait le silence. Même pas le ronronnement de l’ordinateur que je venais d’éteindre. Dans un petit quart d’heure, les parents seront au rendez vous, la routine d’un début d’année pour un élève dyslexique, rien de grave.

Rien de grave.
Le silence du collège.
C’est peut-être ça qui a trotté dans ma tête.

Il y a beaucoup de choses qui trottent dans ma tête en ce moment. Ces choses qui se cognent au rebord sans pouvoir sortir.
J’ai revu son visage, petit visage de petite fille et ses longs cheveux bruns.
Et le sien, à elle, avec ses grands yeux.
Un autre, le sien à lui.
Et quelques autres encore.
Je n’ai oublié aucun des prénoms des élèves que j’ai croisés blessés, meurtris, déchirés, abimés par des adultes tout proches d’eux. Et qui auraient dû les protéger.
Le silence du collège. J’ai toujours cette peur de ne pas voir, de ne pas entendre, de ne pas savoir. Une peur viscérale. Parce que je sais très bien, au fond, qu’au fil des années, je n’ai pas tout vu, je n’ai pas tout entendu, je n’ai pas tout su. 
De ce qui était grave dans leurs vies d’enfants.

 

Je suis restée avec mes histoires d’enfants abîmés à vie. Ceux que je connais bien, ceux que j’ai croisés dans mon métier de prof. Je sais les chiffres qui disent l’ampleur. 
Et les silences autour.

Je suis restée seule.

Et le silence de mon collège vide de leurs vies m’a redit que l’abject est de laisser le silence quand on sait, insidieusement se répandre, gommer les cris, boucher tous les interstices de paroles.
Et le silence de mon collège vide m’a redit que le grave est de laisser les bruits de cour ou d’ailleurs le faire taire, le rendre invisible, l’éteindre pour qu’il ne puisse pas parler.
Au soir, ma prière, petite, minuscule même, aimerait rejoindre tous ces silences d’enfants, les entourer d’un peu loin, pudiquement, pour qu’ils puissent ne plus se taire.

 

Des parfums, des grenouilles et une prière

On métaphore souvent, trop peut-être, sur les parfums de nos vies, le goût des essentiels, la saveur de nos  partages, nos faims à assouvir, nos soifs à étancher. Et quand on met Dieu dans les histoires de nos sens, ça fait parfois de belles homélies de jolis clins Dieu dans ma cuisine.

Fin d’après-midi d’un jeudi qui me laissait un peu de place pour la petite messe de semaine à 18h30, pas si petite d’ailleurs  puisqu’elle est passée en quelques mois d’une dizaine dans la crypte à une bonne cinquantaine, parfois davantage, sur les bancs de l’église du dessus mais c’est une autre histoire. Une vraie soif à étancher. En vrai.
J’y suis, là, entre deux rayons de soleil qui jouent des vitraux juste à côté de moi sur le banc.
J’y suis, avec mes prières pour plein de gens que j’aime et que je garde dans ma tête pour n’oublier personne. 
J’y suis encore au retour de l’Eucharistie avec ma tête qui prie pour chacun et pour tous. Et mon ventre qui gargouille.
Juste là.
Au milieu du silence.
Des grenouilles même pas de bénitier s’invitent à ma fête.

Et j’essaie de faire taire mes entrailles en repensant aux mots du prophète Aggée tiens mais c’est qui lui qui me parle de mon chemin mine de rien.  Que nenni. Ni une ni deux, les grenouilles continuent leur joyeux bazar.
Je crois que j’ai faim. En vrai.

Au sortir, ma voisine juste derrière chouette religieuse très drôle qui n’a rien loupé: ” On dirait bien que Jésus vous a ouvert l’appétit…”
J’ai souri.
Je suis rentrée.
J’ai filé à mes fourneaux.

Les légumes ont vite crépité. Les parfums, le goût, le partage à venir, ma faim, ma soif. Et Dieu y a ajouté son grain de sel.
Tout en cuisinant, ça faisait ce soir une jolie prière, un bout de Sa Parole, un vrai coin de Ciel, juste là.
Les grenouilles se sont tues.
L’essentiel est resté. Une vraie faim joie de vivre.
Dans ma cuisine.

 

Et c’est l’automne

Et c’est l’automne. 
Je pourrais vous dire que je ne vois pas le temps passer entre la rentrée, le collège, les élèves, les masques encore, les cours, le retour des formations, la famille, mes grands enfants, nos parents vieillissants, la paroisse, notre nouveau curé, nos nouveaux projets, les amis, la natation, la marche à pied, la cuisine, les tout ce qu’on fait et qu’on ne dit pas. Je pourrais ajouter le monde, le souci de l’entendre souffrir sans pouvoir rien y changer, les échos sur des réseaux qui souvent m’échappent. Je pourrais vous faire entendre encore les rires sur la cour, les retrouvailles de caté, les phrases trésors de mes classes, les éclats de soleil qui réveillent les murs, la vigne vierge qui rougit en silence, le chat qui ronronne, les feux qu’on aimerait déjà faire crépiter dans le cocon de l’hiver, le froid sifflant qu’on ne souhaite jamais pour personne. Je pourrais dire je n’ai pas eu le temps de venir écrire ici et raconter les clins Dieu. Que c’est déjà l’automne.

Mais non. J’ai le temps. Je l’attrape même à pleines mains quand je saisis tous les instants de ma vie. Je le prends, je le remplis, je le garde. Il peut bien fuir, peu m’importe. Mes cheveux gris, les petits plis au coin de mes yeux, les jambes plus fatiguées certains soirs, les yeux qui piquent de ne pouvoir lire plus longtemps me redisent qu’il est bien là ce temps. Et que je l’ai. Et que je l’aime, pleinement. C’est vrai qu’il semble ne plus s’arrêter depuis que le long été a rangé ses quartiers mais c’est bien cela qui le rend visible. Le temps est là, empli d’audace. Il est bien là, tant qu’il ne s’arrête pas. 
Et chaque matin, dans les mots de ma petite prière, il y a ce merci pour le temps qui chaque jour m’est donné et s’ajoute à mes heures. Au soir, des regrets parfois de ne pas l’avoir assez pris, la joie souvent d’en avoir récolté des bribes.
Et c’est déjà l’automne.